Le phénomène est décrypté dans un rapport de 646 pages paru en septembre 2021.Deux chercheurs de l'Irsem, l'Institut de recherche stratégique de l’école militaire, y analysent comment, à coups de milliards de dollars, la RPC a étendu son pouvoir économique et politique dans le monde.
Son arme : une stratégie d’aide aux pays pauvres ou en voie de développement qui se distingue, selon l’Irsem, tant par son agressivité que par son opacité. Au point, d’après de nombreux experts internationaux, de "mettre en péril l’économie mondiale".
En trente ans, la Chine est devenue le plus gros créancier du monde. Les avoirs chinois à l’étranger se montent à 6 000 milliards de dollars. Et encore, ce chiffre, selon une étude germano-américaine, reste très en-deçà de la réalité.
"50 % des prêts réalisés par la RPC ne sont pas déclarés au FMI ou à la Banque mondiale", notaient Carmen Reinhart et le Kiel institute après avoir étudié quelque 5 000 prêts auprès de 152 pays. "Il apparait de même que nombre de ces pays, parmi les plus pauvres, ont emprunté à la Chine bien plus que l’on pensait. Cette opacité de la dette se conjugue avec des conditions de financement très floues".
Et de préciser : "si les taux restent proches de ceux pratiqués par le reste du monde (2% sur 20 ans), les conditions de prêt consenties par la Chine regorgent de nombreuses clauses de confidentialité, qui vont jusqu’à influencer la diplomatie et la politique intérieure de l’Etat". Alors que la Chine en tirerait des avantages économiques et diplomatiques considérables.
À chaque fois, les chercheurs s’accordent à dire que la RPC reproduit les pires travers de l’aide au développement, dignes de ceux pratiqués par les puissances occidentales dans les années post-coloniales. En dehors de toute règle internationale, sans bien sûr exiger de conditions de bonne gouvernance, la Chine multiplie les prêts à l’investissement, en ne se souciant pas de l’endettement des Etats.
C’est un budget colossal, 8 000 milliards de dollars, que Pékin a prévu de débloquer pour concrétiser sa suprématie économique et géopolitique sur le monde tel que le prévoit le plan des "Nouvelles routes de la soie" rêvé par le président Xi Jingping. Un projet à l’échelle mondiale, dont le but est la construction d’un vaste réseau de communication entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique notamment. Infrastructures portuaires, ferroviaires ou routières, zones économiques spéciales, l’Empire du milieu redessine la carte du monde pour mieux servir ses intérêts économiques, et pas simplement !
À l’exemple de l’Afrique, les cibles sont stratégiques, touchant des pays à l’économie fragile et géographiquement bien situés. À Djibouti, une des portes maritimes africaines vers le monde, entre mer Rouge et océan Indien, c’est un port gigantesque qui a été construit ex nihilo. Il a coûté 580 millions de dollars, intégralement financés sur des prêts octroyés par Pékin, et a été construit par la société China Harbour. Achevé en 2017, sa gestion est passée cette année sous contrôle d’une entreprise chinoise, China Merchants Port Holdings Co Limited. Il constitue un point d’entrée et de sortie pour les dizaines de milliers de containers qui y transitent, devenant le principal lien entre les marchés mondiaux et l’Ethiopie.
C'est le pays voisin, premier partenaire économique de la Chine en Afrique, submergé de vastes zones économiques spéciales où les entreprises chinoises ont massivement délocalisé la production à bas coût de leurs industries (textiles, maroquinerie…). Ces deux pôles sont reliés depuis 2016 par la ligne de chemin de fer Addis-Abeba/Djibouti. 750 kilomètres de voies électrifiées, financées par la Exim Bank à hauteur de 3,4 milliards de dollars, et construites par la China Civil Engineering Construction Corporation (CCECC). Toutes deux très présentes tout au long des "routes de la soie"
Djibouti, c’est là aussi que la Chine a décidé d’implanter sa première base militaire à l’étranger. Idéalement située à un jet de pierre de la zone portuaire, elle a été complétée, en avril dernier, par une base navale à même d’accueillir des porte-avions. Des concessions politiques faites par le gouvernement de Djibouti, dont on ne sait si elles sont librement consenties ou imposées par le premier créancier du pays. Avec une dette à hauteur de 42% de son PIB, Djibouti est présentée par les experts internationaux comme un pays à "haut risque de surendettement".
Le schéma se répète à travers tout le continent africain, où les cibles de ces "Nouvelles routes de la soie" se nomment Kenya, Zambie, Angola, dont les situations économiques sont souvent devenues inextricables. Des exemples ? Au Kenya, le port de Mombasa pourrait passer lui aussi sous contrôle chinois suite aux difficultés à rembourser l’aide au développement chinoise. En Zambie, ce sont les droits sur un gisement de cuivre qui sont au centre de ces fameuses clauses confidentielles, et créent une instabilité politique dans le pays.
Car souvent, dans ces prêts bilatéraux entre Etats, la Chine n’a pas hésité à distribuer des pots-de-vin à des classes politiques facilement corruptibles. En Asie du Sud, les Maldives, insolvables, ont dû consentir à la vente de plusieurs îles à la Chine en remboursement d’un emprunt trop coûteux.
Cette politique du carnet de chèques se paie également par des engagements politiques. Il est ainsi couramment exigé du pays emprunteur de rompre toutes relations diplomatiques avec Taïwan, l’ennemi juré. Les clauses cachées peuvent inclure un soutien sans faille devant les Nations unies. Ainsi, près de cinquante pays ont soutenu la politique de répression sanglante menée par la Chine contre les Ouïghours au Xinjiang.
Elle est menée principalement par deux banques d’Etat, la China Exim Bank et la China Development Bank (rejointes par la dernière-née, l’AIIB, banque asiatique d’investissement et infrastructure). La politique d’aide au développement chinoise, comme l’ont montré les études citées précédemment, fonctionne en mode "économie circulaire". L’argent ne quitte pas le territoire chinois. Les banques d’Etat versent directement l’argent à l’entreprise chinoise qui exécutera le projet à l’étranger. Laquelle s’appuiera principalement sur une main d’œuvre chinoise, et des matériaux de construction made in China.
Un système gagnant-gagnant pour l’économie de la République populaire de Chine. Elle s’offre là une opportunité de créer des marchés pour ses entreprises de travaux publics, de sécuriser ses approvisionnements et d’exporter ses produits. Une véritable diplomatie de la dette, basée sur l’asymétrie entre créditeur et débiteur.
En 2007, le Sri Lanka, pourtant très endetté, se résout à passer un emprunt avec la Chine pour la construction d’un port dans la ville d’Hambantota. Coût des travaux 305 millions de dollars. Moyennant quelques pots-de-vin pour les responsables sri lankais, et sous condition que les travaux soient réalisés par une entreprise chinoise (China Harbour Company), l’accord est conclu. Et ce, malgré les interrogations sur la rentabilité d’un tel projet, que mettaient en exergue des études préalables.
Les travaux se sont enlisés, un nouvel emprunt fut nécessaire : 750 millions de dollars, cette fois. Face à l’incapacité de Colombo de rembourser, et au refus de Pékin de négocier une restructuration de la dette, l’exploitation du port fut confiée pour 99 ans à une société chinoise. La même qui obtiendra la gestion du port de Djibouti. Il n’échappe à personne l’intérêt géostratégique, pour la Chine, de bénéficier d’un tel point d’ancrage, tant pour son trafic maritime commercial que militaire. Aujourd’hui, le Sri Lanka (quatrième économie de l’Asie du Sud-Est) ploie sous une dette publique qui représente 110 % de son produit intérieur brut, avec la RPC comme principal créancier.